RIGHI (François). Kopis ou la séparation des songes.

S. l. [Ivoy le pré], L.L.S.M [Les livres sont muets], 2017. In-octavo (15 x 11,8 cm) de 34 pp. Chemise illustrée (photogravure imprimée en taille douce sur Japon Kawasaki par Parme Baratier), coffret toilé noir. 19 gravures en taille d’épargne sur poly, textes et images, imprimées par l’artiste. 46 exemplaires sur Japon Kozo Usukuchi, numérotés et signés. Le n° 1 est accompagné de 36 dessins originaux (BM Strasbourg), le n° 2 des 19 plaques gravées (BM Caen).


Épigraphe : Werner Herzog, Aguirre, ou la colère de Dieu, 1972. « Je veux que l’on sache que quiconque pensera à déserter sera coupé par moi en quatre-vingt dix-huit morceaux. Et nous piétinerons tous ces morceaux jusqu’à ce que ce qu’il en reste ne puisse servir qu’à peindre des murs… »

À l’origine du projet de ce livre, il y a L’énigme de la séparation, une pièce réalisée dans le cadre de la série de mes Similitudesen 1990 : quatre peintures sur verre, accompagnées d’un tableau-vitrine contenant une accumulation de barbes de plumes de paon déchiquetées (Cf. Summa Pavonica, FRAC Limousin, 1991, p. 64-67 et 164). Les quatre fixés sous verre reprenaient à la gouache, ainsi qu’à la poudre d’or et de sang-dragon, l’une des illustrations d’un traité d’alchimie allemand du XVIe siècle, le célèbre Splendor Solis de Salomon Trismosin.
Je m’étais à l’époque inspiré de l’édition française de ce grimoire, intitulée
La Toyson d’or ou La Fleur des Trésors, dans laquelle figure une étrange scène de dépeçage. Bien des années plus tard, je fis la découverte à la bibliothèque de Strasbourg d’une copie manuscrite allemande, exécutée au XVIIIe siècle, du traité dont La Toyson d’or fut la traduction française ; cette trouvaille, que je dois à Agathe Bischoff-Moralès, conservateur en chef à la réserve patrimoniale de la bibliothèque de Strasbourg, relança pour moi la machine.
Dans le manuscrit de Strasbourg, le visage du tortionnaire est violemment biffé d’un doigt trempé dans la peinture noire. Le texte de
La Toyson d’or le décrit d’ailleurs comme « un homme fort noir, mal composé de ses membres, et assez effroyable de vue », s’adressant à sa victime en ces termes : « […] je cacherai ta tête à ce que les humains ne te puissent connaître, et ne te voyent plus au même équipage mortel que tu étais auparavant, et brouillerai ton corps dans un vase de terre où je l’ensevelirai, à ce qu’y étant en peu de temps pourri, il puisse davantage multiplier et rapporter quantité de meilleurs fruits. » Par ailleurs, l’identité sexuelle du corps mutilé est assez ambiguë. Dans toutes les occurrences de cette illustration, qu’il s’agisse de l’édition allemande de 1599 ou des éditions parisiennes de 1612 et de 1613, cette différentiation est fluctuante, et le corps apparaît, dans l’ensemble, comme hermaphrodite plutôt qu’androgyne. Pour ma part, suivant le texte de Charles Sevestre de 1612 chez qui « le gros de la masse et le tronc dudit corps qui restait encore entier paraissait blanc comme sel », j’optai pour une féminisation marquée de ce corps.
Le 10 novembre 2012, je fis au crayon une nouvelle copie, soignée, de l’image obsédante, dorant à la feuille la silhouette de la barque, à l’arrière plan. Près de trois ans plus tard, de septembre 2015 à décembre 2016, je produisis à peu près quotidiennement, de mémoire et de la main gauche, des copies de cette même image. Trente-six de ces dessins ont été conservés et accompagnent l’exemplaire n°1 du livre dont la première présentation en Californie (The 6th Codex International Biennial Book Fair) précéda une centaine de nouveaux croquis réalisés en 2017, toujours de la main gauche.

J’ai limité dans mon ouvrage l’apparition de « l’image sauvage » à neuf occurrences. En sanskrit, les formes de la conjugaison sont en effet au nombre de neuf. L’avant dernière planche du livre en rappelle la liste, ainsi que les formes phonétiques des neuf mots gravés en devanāgarī . Il s’agit du verbe couper, et dans les neuf gravures le mot sanskrit se substitue à la tête du bourreau. Mais pourquoi le sanskrit ? Le colophon donne la réponse, rappelant que les livres qui composent la bibliothèque du Consul, dans le chef- d’œuvre de Malcolm Lowry Au-dessous du volcan, appartiennent à une collection d’ouvrages ésotériques. Or, c’est aussi à une tradition initiatique d’origine himalayenne que se réfère le Consul dans son délire éthylique. Par là, je situe Kopis dans la continuité d’un travail antérieur, autour et par le moyen de la matière dite « volcanique » chez Malcolm Lowry. Enfin, des formes fantomatiques, répétant en miroir les tronçons du corps morcelé, occupent des intercalaires comme autant de voiles contribuant à faire « trembler la mobilité de l’image dans une répétition lancinante » (M.-J. B.).

Voici la fiche de l’ouvrage de référence : Splendor Solis. Vom Ursprung des Steins der alten Weisen und wie das mit Kunst vollbracht wird… Ms. mit 12 Tractätlein über Alchemie, und 23 curiosen colorirten Zeichnungen. [S.l.] : [s.n.], 18e s. 356 ff. : 320 x 210 mm. Médiathèque Malraux Patrimoine, Manuscrit MS 707 (Catalogue des médiathèques de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg).

Le titre de mon livre reprend le nom d’une épée, courte et à tranchant unique, apparue à l’époque archaïque macédonienne. Dans l’Antiquité, elle était connue comme machaira ou kopis (Au royaume d’Alexandre, Louvre éditions, Paris, 2011, p. 219).

Le sous titre vient d’un passage du livre second de la Vie de Rancé de Chateaubriand : « Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l’homme.»
La dédicace, gravée en sanskrit devanāgarī, est une adresse au sacrifice du puru
a, qui fait écho à la séparation/démembrement, ou re-création, chez Salomon Trismosin. L’épigraphe est une citation extraite du livre de Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau – huit, neuf, dix (André Dimanche éditeur, 2011).

F. R.