RIGHI (François). Man has no Body distinct from his Soul

Ivoy-le-Pré, Les Livres Sont Muets, 2022. Deux chemises de parchemin végétal illustrées de mots perforés, contenant, l’une, un cahier broché de 34 pp. in-8 (25,5 x 15,5 cm) ;  l’autre, une simple feuille pliée 3 fois (51 x 62 cm). Emboîtage (28 x 17,6 cm) marouflé de parchemin végétal. 22 exemplaires sur japon Usukuchi et Unryu « Nuage de Dragon » 25 g, numérotés et signés. Les 10 matrices de perforation ainsi que le cuivre du colophon sont joints à l’exemplaire n°1.

Il n’y a pas d’autre texte que le titre, une citation de William Blake tirée du Mariage du Ciel et de l’Enfer (1792), qui se lit mot à mot, au fur et à mesure du dépliement de la feuille perforée glissée dans la deuxième chemise. Les mots et l’image, la silhouette de deux jambes féminines, résultent de la perforation de plusieurs centaines de trous d’aiguille ; le colophon, gravé à l’eau-forte, est imprimé au recto de la dernière page du cahier serré dans la première chemise.

Ce livre n’existe presque pas du point de vue de l’image, très peu du point de vue du texte. Il est contenu dans son titre, qui ne le définit en rien. Mille six cent quatre-vingt six coups de poinçon portés sur deux feuilles de papier du Japon superposées lui donnent sa forme. Broché, le livre est illisible, inaccessible. Découronné, il reste muet. Si, plutôt que de les plier trois fois pour faire des deux feuilles un cahier de 32 pages, on les avait simplement dépliées, le sens des mots épars et celui du corps figuré seraient devenus lisibles ; mais le temps de l’explication aurait volé en éclats. Le pari d’une troisième feuille rétablit l’instantanéité tout en livrant une réponse.
C’est un métier, disait La Bruyère, que de faire un livre, comme de faire une pendule.

 

Face au processus

« François Righi est soucieux. Dans son atelier au milieu de son vert jardin entre forêt et champs, il porte la croix des choix. Il réussit depuis des années à faire des œuvres visuelles qui sont des livres, ou des livres qui sont des œuvres visuelles, à tailler sa pierre et à démêler l’écheveau des questions fondamentales, femme et homme, vie et mort, danse avec le danger, ensemble du savoir, organisation du savoir selon les arts de la mémoire ; mais là, il est acculé. Sa dernière idée est peut-être excellente, peut-être inane. Il ne sait pas. Il se résout enfin à risquer une aide, ou plutôt un regard, car comment savoir si l’aide offerte ne sera pas surcroît de complication ? Je passe avec lui de la table sous le noisetier à la porte gris pâle à deux battants et nous sommes dans l’atelier. C’est un vaste espace blanc entre toit et sol, clair, ordonné, relié par un escalier mystérieux à d’autres mondes de la maison, plus anciens. Y rester toujours, et faire : c’est le vœu que l’on forme. Vous traverse le rêve de passer sans cesse de l’angle retiré du bureau, face à la fenêtre oblongue et basse, à la large table qui a pour socle, je l’ai appris récemment, un véritable autel, celui du paon empaillé transfiguré en théâtre mémoriel, selon Camillo ou Robert Fludd. Le regard absorbe aussi et photo-imprime pour mémoire, et archive, les grandes armoires vitrées pleines de ses livres, protégés par des étuis de kraft bleu nuit (an almost peacock blue hue) dûment libellés et numérotés. Une autre image délectable classée, les rames de papier protégées par des maculatures impeccablement repliées en croix sur les tranches, rejoint celle des boîtes transparentes grouillantes d’élastiques lovés et des outils, rangés ou en mouvement, lâchés par la main. Objets et images tentent l’objectif sensible du regard : naturalia métamorphosés en œuvres d’art – un champignon d’amadou perforé et perlé, naguère console sur le mur, aujourd’hui désœuvré – inscriptions épigraphiques, litanies de noms vénérés, maximes, énigmes.
Il m’entraîne vers la matrice du nouveau livre. Il faut plus ici qu’un œil avide, exercé ou attentif, il faut maintenant entrer dans une pensée et se souvenir des concepts qui règnent en maîtres dans ce monde. C’est une forme mixtiligne proche du losange, perforée le long du tracé et sur la périphérie, portant ces mots anglais en capitales : Man has no body distinct from his soul. Telle assertion hérétique est le fait d’un esprit libre, de ceux que l’on appelle fous. William Blake est de ceux-ci. Et la forme mixtiligne, c’est celle du diamant que dessinent deux jambes féminines, talons joints, genoux ouverts : variation sur la posture d’araimandi, tout un livre à lire. Comment rendre la parole et l’idée dans la parole, tangibles ?
François prend deux pliages rectangulaires perforés selon cette matrice, l’un noir, l’autre blanc, d’un papier du Japon à la fois rustique et raffiné, diaphane et soyeux, dont les fibres emprisonnées sont apparentes. Le noir est charbonneux, le blanc est celui de l’hostie. Les deux pliages sont identiquement traités. Que faut-il faire ? Les laisser l’un près de l’autre, l’âme et le corps, et relier ? Il déplie. La forme apparaît comme sur une carte géographique, avec les mots qui la complètent, sur le périmètre. Il replie, puis il tourne les pages de ce qui va devenir un in-octavo : à ce moment précis a lieu un tour de passe-passe. L’une après l’autre, les pages révèlent, et dans le bon sens : MAN-HAS-NO-BODY-DISTINCT-FROM-HIS-SOUL. Stupeur. Faut-il une troisième feuille qui dans sa matière et son apparence exprimerait la fusion, ou faut-il superposer et plier ensemble, et renoncer à la pureté de chaque item ? Superposer. En deux gestes, le simple rejoint le complexe, le rustique le raffiné : envol des deux feuilles dépliées, dépose du blanc sur le noir, correspondance exacte des trous minuscules, et repli, comme les ailes de ces papillons rayés et rouges sur l’intrados rentrent dans l’ordre sans que l’on en voie la charnière.
C’est fait ! Le corps et l’âme, indistincts l’un de l’autre, sont exprimés en une autre matière, une et double. Les deux jambes se plient et se replient. La vie éternelle de l’un épouse la mort de l’autre. Le titre est le contenu, et le contenu le titre : le livre est parfait. »

LAURENCE RIVIALE, 2 août 2022